Écrits

Nouvelles inductions musicales, par Guy Lelong

Art Press n° 45 - mars 1990

Les connaissances acquises ces vingt dernières années dans les domaines de l’acoustique et de l’informatique ont bouleversé la base de la musique. Elles ont plus précisément déterminé une rupture que l’on schématisera ainsi : alors qu’auparavant l’on pouvait seulement combiner entre eux des sons existants (les notes des instruments), il est désormais possible de composer les sons eux-mêmes. La transformation est suffisamment importante pour qu’on prenne ici le temps de comprendre afin d’entendre. Comprendre le rôle joué par la musique spectrale dans cette aventure; entendre les organisations sonores proposées par deux jeunes compositeurs : Philippe Hurel et Marco Stroppa (1).

Le modèle spectral
Les opérations fondatrices de la musique spectrale, rien mieux que le début de deux œuvres de Gérard Grisey et Tristan Murail — Partiels pour dix-huit musiciens et Gondwana pour orchestre, respectivement composés en 1975 et 1980 — qui permette de les saisir. Sans entrer dans des détails trop techniques (2), disons seulement que les agrégats qui s’y disposent simulent, dans le premier cas, le timbre d’un trombone, entendu immédiatement auparavant, et, dans le second, celui d’une cloche imaginaire. En d’autres termes, les spectres des fréquences qui composent ces deux timbres ont été analysés, et ces fréquences sont ensuite jouées simultanément par les instruments de l’orchestre qui, de ce fait, se mettent à fusionner en un timbre global, sonnant, ici, comme une cloche, là, comme un trombone démesurément agrandi. Or, cette technique, en soi assez simple, consistant à composer à l’intérieur du son, ouvrait la voie à une pensée du matériau musical, tout à fait neuve. D’une part en effet, comme la méthode de décomposition spectrale permet de référer à un même modèle acoustique l’ensemble des phénomènes sonores, il devenait possible d’intégrer pareillement aussi bien les sons purs (ceux des instruments traditionnels) que les sons complexes ou bruiteux (notamment les percussions), sans qu’ils paraissent étrangers l’un à l’autre, et cette découverte allait provoquer un élargissement sensible de la palette sonore. D’autre part, les catégories du timbre et de l’harmonie qui, jusque-là, étaient des entités distinctes, se voyaient ainsi réunifiées en tant que groupe de fréquences émises simultanément, et cette connaissance renouvelée du timbre allait donner lieu à une pensée harmonique inédite.
Toutefois, bien sûr, si la musique spectrale se contentait de synthétiser par un orchestre tel ou tel timbre connu, cet exercice imitatif demeurerait de peu d’intérêt, et c’est à juste titre qu’on pourrait la taxer de « musique naturaliste » — à quoi la réduisent généralement ses détracteurs. Or les œuvres de Gérard Grisey et Tristan Murail, si elles frappent dès la première écoute par le matériau qui leur sert de base, témoignent d’une conception non moins neuve de la forme. Alors qu’auparavant, c’était principalement la manière de développer un thème ou un motif qui définissait cette instance, avec la musique spectrale, la forme consiste plutôt en métamorphoses progressives, permettant de passer, de manière continue, d’un état de la matière sonore à un autre. Aussi ne s’agit-il plus d’obtenir un discours musical par prolifération du détail, mais, tout au contraire, de déduire d’un trajet fixé à l’avance le détail des zones traversées. Or ce principe formel, plus techniquement ces interpolations, ont pour elles l’immense avantage de propulser l’auditeur, depuis tel état caractérisé de la matière sonore (par exemple, la consonance ou le bruit), vers des territoires à la lettre inouïs où tout repère catalogué semble aboli. Nul doute, dès lors, que cette contradiction entre le connu et l’inconnu, cette dialectique entre le prévisible et l’imprévisible, ne constitue l’attrait, d’ailleurs assez immédiat, des œuvres ainsi composées. Comme les opérations de base de la musique spectrale se sont élaborées en opposition à la musique sérielle (3), et qu’il convenait, en outre, de les faire comprendre d’autant plus clairement qu’elles étaient nouvelles, elles ont d’abord donné lieu à des œuvres dont l’esthétique est, d’un certain point de vue, assez minimaliste. Pareille simplification choqua et les amateurs de complexités uniquement décelables sur partition se scandalisèrent même d’entendre soudain une musique aussi compréhensible…
Quoi qu’il en soit, les œuvres qu’écrivent aujourd’hui Gérard Grisey et Tristan Murail sont assurément plus complexes et moins continues que celles qu’ils écrivaient il y a dix ou quinze ans. Divers processus en effet s’y superposent et ils cherchent tous deux à intégrer les contrastes et les ruptures, ainsi qu’en témoignent Talea pour quintette (1986), du premier, Allégories pour six instruments et dispositif de synthèse, du second (1990). Qui plus est, et parce que la création de Time and again pour orchestre (1985) devait précéder une exécution de la Turangalila-Symphonie d’Olivier Messiaen, Tristan Murail a pris soin d’y intégrer certains éléments de cette dernière; et comme pareille mise en relation compositionnelle de musiques différentes prend en charge une fonction d’ordinaire réservée aux programmateurs des soirées musicales, elle a pour effet — trop rare — de déstabiliser la forme instituée du concert. De même, Gérard Grisey, dans certaines des cinq miniatures pour deux cors, intitulées Accords perdus (1987), parvient-il à intégrer, de façon purement structurale (grâce à un principe de « canon divergent » selon lequel les deux cors, s’imitant l’un l’autre, se désolidarisent peu à peu, tant sous l’aspect des hauteurs que d’un point de vue métrique), cette composante généralement maltraitée de la musique contemporaine : l’humour; et réussit-il, dans Le temps et l’écume pour une trentaine de musiciens (1989), à raccorder, par imbrication de processus distribués à des vitesses différentes, des zones temporelles compressées ou dilatées à l’extrême (4). Ces ultimes rebondissements, riches de surprises nouvelles, feront sans doute mieux comprendre pourquoi l’aventure spectrale sert aujourd’hui, sinon de modèle, en tout cas de référence, à toutes les musiques déduites du son.

Ambiguïtés orchestrales
Puisque toute pensée neuve finit généralement par faire école, il n’est pas étonnant qu’un certain nombre de compositeurs se soient solidarisés autour de la musique spectrale, et qu’elle apparaisse de ce fait comme le mouvement musical le plus important depuis celui de la musique sérielle. Selon ces compositeurs — principalement Marc-André Dalbavie, Philippe Durville et Philippe Hurel (5) —, les travaux de Gérard Grisey et Tristan Murail ont ouvert un champ de recherches suffisamment vaste pour qu’il soit possible d’en développer certains prolongements inédits. Leur discours est donc résolument un discours de l’innovation, mais ils ne font pas pour autant table rase de tout ce qui les précède. À cet égard, leur attitude vis-à-vis de la musique sérielle est révélatrice, car ils n’éprouvent plus le besoin de s’y opposer de manière conflictuelle, et ne craignent d’ailleurs pas d’en réutiliser certains principes combinatoires, dans la mesure toutefois où les caractéristiques du son les autorisent.
C’est dire que leur adhésion au « spectralisme » n’est pas épigonale — du moins pour les meilleurs d’entre eux — et qu’ils n’en retiennent pas nécessairement tous les aspects. Ainsi, le procédé imitatif consistant à synthétiser par un orchestre tel ou tel timbre connu — avec lequel, rappelons-le, la musique spectrale s’est en quelque sorte inventée — leur est devenu relativement étranger. En revanche, il est sûr que leurs œuvres demeurent déduites de phénomènes sonores rigoureusement analysés, et que, surtout, elles reprennent à leur compte des principes formels permettant de passer progressivement d’un point à un autre, et c’est pourquoi elles « sonnent » de manière indéniablement spectrale. Mais comme leur conception est aussi largement influencée par les recherches récentes menées en psychoacoustique (6), les métamorphoses progressives qu’elles adoptent s’établissent plutôt — du moins pour Philippe Durville et Philippe Hurel — entre perception globale et perception différenciée. Ou, si l’on préfère, les trajets que leur musique organise, oscillent, vont et viennent entre un premier type sonore faisant fusionner l’ensemble des lignes et timbres instrumentaux en une masse unique, et un second, avec lequel ils retrouvent leurs individualités.
Pour l’image (1986-1987) de Philippe Hurel exploite de façon particulièrement convaincante ce principe d’ambiguïtés. D’abord, en effet, comme certains points (plus exactement, certaines notes) de la masse en fusion se voient progressivement attribuer un même timbre instrumental (par exemple, celui d’une flûte), l’oreille les regroupe automatiquement en une mélodie cohérente. À la différence, toutefois, que, contrairement à l’habitude, celle-ci ne se détache pas de l’orchestre, mais paraît bien plutôt le traverser. Aussi l’effet produit n’est-il pas celui, canonique, d’une mélodie orchestrée, mais tout à l’inverse, celui, assez paradoxal, d’un orchestre mélodique. Philippe Hurel rejoint ainsi, par des voies tout autres, un principe d’orchestration dont Steve Reich, dans ses meilleures pièces, et notamment dans Music for 18 musicians, s’était déjà rapproché. De plus, parce qu’en certains passages, des figures thématiques semblent soudain exploser, plus qu’elles ne sont exposées, l’auditeur, les ayant dès lors en mémoire, est en mesure de remarquer, s’il réécoute l’œuvre, que des sections antérieures en contenaient déjà le motif, enfoui dans la masse globale. Pareille double entente aussi minutieusement calculée mérite bien, n’est-ce-pas, qu’on s’y arrête.

Nouvelles initiatives instrumentales
Toutefois, bien sûr, les rapports de la musique et du son peuvent être pensés différemment. Si de nombreux compositeurs, en effet, sont aujourd’hui concernés aussi bien par l’unicité du timbre et de l’harmonie, que par le jeu entre perception globale et perception différenciée, leur musique n’emprunte pas les voies spectrales pour autant. C’est que la spécificité du monde instrumental leur paraît trop niée par l’importation pure et simple de principes acoustiques, et que, de plus, ils jugent trop prévisible le déroulement par interpolations. Tel est le cas, notamment, de Marco Stroppa (7), dont les trois mouvements, à ce jour écrits, d’Elet… Fogytiglan pour ensemble éclaté dans l’espace (1989), explorent des aspects instrumentaux insolites et témoignent d’une grande mobilité du discours musical. Dans certains passages, et principalement dans l’actuel deuxième mouvement de cette œuvre en cours, le son des instrumentistes jouant sur scène est en effet capté par des micros et réinjecté dans la salle sur plusieurs haut-parleurs. D’ordinaire, les dispositifs de ce type donnent lieu à des transformations électroniques du son instrumental (qui trop souvent ne parviennent qu’à l’indifférencier) ou à des déplacements spectaculaires (souvent sans rapport avec la structure musicale). En revanche, le principe ici adopté (8) s’attache à restituer dans la salle la manière dont, sur scène, les instruments projettent le son autour d’eux — ce qu’en termes techniques, l’on appelle le rayonnement. En outre, comme l’analyse acoustique a montré que les instruments pouvaient rayonner à partir d’un seul point (le pavillon pour les cuivres), voire de plusieurs (telle la clarinette dont le pavillon et les trous correspondant aux clés sont autant de sources sonores), ou encore de manière diffuse (notamment le piano), l’on conçoit que la restitution de ces caractéristiques dissemblables produise des effets très différenciés. Ainsi, dans Elet… Fogytiglan, les sons des cordes frappées sont dupliqués en des endroits précis de la salle, les sons soufflés de flûte (à la limite du bruit) s’étalent en des zones plus amples, et la clarinette, dotée de huit micros, chacun reliés à huit haut-parleurs, envahit tout l’espace. Aussi l’auditeur éprouve-t-il l’impression nouvelle d’être placé à l’intérieur de caractéristiques instrumentales qu’il ne pouvait, jusque-là, appréhender que de face (9). De plus, comme le son d’un même instrument peut être restitué en des places variables au cours de l’œuvre, le site instrumental constitué autour du public est donc déformable et apparaît, de ce fait, orchestré par les variations de son propre espace. Ou, si l’on préfère, ce principe, résolument non décoratif, de diffusion par haut-parleurs accède au rang d’opération musicale. Davantage, la mobilité orchestrale due à ce principe de spatialisation se retrouve, à plus petite échelle, dans la constitution du matériau musical lui-même. Ce dernier, en effet, généré à partir de classifications que le compositeur a déduites de sa connaissance de la musique de synthèse, fait preuve d’une grande flexibilité. Sans entrer dans des détails trop techniques, disons seulement que ces classifications régissent, d’un côté, les groupements instrumentaux (allant de l’événement unique aux agrégats complexes perçus globalement) et, de l’autre, l’espace sonore proprement dit (constitué de familles d’accords distinctes les unes des autres, et générant des champs harmoniques). Aussi, le déroulement musical parvient-il à intégrer aussi bien les différences minimes (lors d’un déplacement à l’intérieur d’une même classe d’accords et de timbre), que les ruptures fortes (lors du passage d’une classe à une autre). Mieux, il est ainsi possible d’enchaîner à un agglomérat instrumental complexe — à la fois perçu comme timbre global et réseau harmonique — telle ou telle figure jouée par un seul instrument, qui de ce fait apparaît comme la résonance, logique mais artificielle, de cet agglomérat. La réussite de ces enchaînements paradoxaux et changeants fait même souhaiter que cette œuvre en cours trouve bientôt son terme.

1. Que je remercie de m’avoir expliqué certains points de leur travail.
2. Pour lesquels on se reportera au numéro 8 de la revue Entretemps, entièrement consacré à Gérard Grisey et Tristan Murail.
3. Dont Gérard Grisey et Tristan Murail dénonçaient les interdits, l’arbitraire des principes combinatoires, la trop grande imprévisibilité, voire le mépris de la perception.
4. Dans Les corps conducteurs, Claude Simon a obtenu un effet analogue en faisant alterner des récits obéissant à des vitesses différentes. Claude Simon, Les corps conducteurs, Editions de Minuit, 1971, p. 28 à 75 notamment.
5. Et, dans une certaine mesure, la finlandaise Kaija Saariaho.
6. Et notamment les travaux de Stephen McAdams menés à l’IRCAM.
7. Proche en cela de Claudy Malherbe dont le travail est, à certains égards, comparable. Cf. dans ce même volume, mon article « Initiatives instrumentales ».
8. Et conçu à l’IRCAM, dans le cadre de la Recherche Musicale que Marco Stroppa a dirigée de 1987 à1989.
9. Ce dispositif peut faire penser à certains travaux in situ de Felice Varini. Les figures éclatées qu’il peint sur les parois des galeries, réussissant, sous un certain angle, à reconstituer dans un plan fictif des formes géométriques simples, placent en effet le spectateur, non plus face aux principes de la perspective, mais bien à l’intérieur d’eux.

Guy Lelong

 

© 2007-2010 - Philippe Hurel et Gilles Pouëssel